Retour à la liste

L’art, un verbe d’action pour imaginer les futurs possibles de l’océan

Magazine

Article

Par Francesca Thyssen-Bornemisza


L’art est un verbe d’action.

L’art, dans sa forme la plus pure, n’est pas immobile. Comme la mer, il n’est jamais statique. Il émeut, réagit et provoque ; il nous invite à regarder différemment, à ressentir plus profondément, et, surtout, à imaginer d’autres façons de coexister dans un monde fracturé. Quand j’ai créé TBA21 Thyssen-Bornemisza Art Contemporary il y a plus de vingt ans, c’était avec la conviction que l’art, loin de se résumer à collectionner, consiste à manifester le changement. L’art est un puissant instrument de vision et d’espoir. Au contact des artistes, j’ai observé combien leurs quêtes peuvent être vastes et pointilleuses – comment ils tirent leurs savoirs de disciplines multiples, comment, semblables à des rivières qui convergent vers la mer, ils tissent des récits inédits, bien au-delà des silos de l’expertise traditionnelle.

Aujourd’hui, face à l’effondrement écologique, à l’érosion des valeurs démocratiques et à la profonde fragmentation sociale auxquels nous sommes confrontés, il n’a jamais été aussi vital de voir les artistes jouer pleinement leur rôle de visionnaires, de conteurs de vérités et de gardiens de l’imagination.

La Fondation s’appuie pour cela sur trois grands refuges. À Madrid, le Musée national Thyssen-Bornemisza abrite le cœur de notre collection et de notre organisation. En Jamaïque, la Alligator Head Foundation préserve l’un des plus grands sites de conservation du pays, avec un laboratoire de recherche marine dynamique et des projets de restauration communautaires. Enfin, à Venise, Ocean Space dans l’église San Lorenzo, spécialement restaurée, est consacré à l’océan.

Venise, ville en dialogue constant avec la mer, a été un choix naturel. Alors que la Biennale y est constituée de pavillons nationaux ayant chacun son drapeau, l’océan nous connecte tous les uns aux autres, par-delà les frontières ou les intérêts individuels. C’est pour incarner cette idée que nous avons créé Ocean Space : un espace civique pour l’océan, une entité vivante, un refuge pour l’imagination, la science et la responsibilité collective.

San Lorenzo n’a pas été restaurée pour devenir un musée de plus, mais pour tenir lieu de croisement. Artistes, scientifiques, responsables politiques et communautés s’y rassemblent afin de penser et d’agir autrement au service de la mer. Chaque exposition s’inscrit dans un engagement plus vaste : encourager l’éducation à l’océan, faire porter la voix des acteurs inaudibles, et encourager une nouvelle éthique du care. Notre programme à venir, y compris l’exposition 2026 RE/Atriate & New Originals montée par Khadija von Zinnenburg Carroll, élargira le discours sur le rapatriement, sur la décolonisation et sur l’océan porteur de sagesses ancestrales. Les commissariats d’exposition du collectif REPATRIATES et de Verena Melgarejo Weidant nous aideront à mieux comprendre la filiation océanique, le narratif associé à l’océan, et les perspectives indigènes.

En Jamaïque, la Alligator Head Foundation, plus grand laboratoire de recherche marine du pays, est devenue une plateforme au service de la régénération. Les communautés locales pilotent la restauration des récifs coraliens ; nous avons relâché dans la nature plus de 20 000 bébés tortues, et observé une hausse de 200 % de la biomasse des ressources halieutiques, certaines espèces que l’on pensait disparues commençant même à réapparaître. Nos recherches sur le corail résilient ont été saluées à l’international, mais leur véritable impact se mesure à l’équilibre restauré en mer. À l’échelle planétaire, TBA21 joue un rôle unique puisque nous sommes la seule organisation d’art à bénéficier du statut d’observateur auprès de la International Seabed Authority, ce qui garantit pour la haute mer une prise de décisions fondée sur la créativité et l’éthique. À la Conférence des Nations unies sur l’océan et lors d’autres rencontres internationales, nous plaidons pour poser l’art non pas en ornement, mais comme une infrastructure propice au changement.

Ma relation à l’océan est très intime. Ayant grandi entre la Suisse et la Jamaïque, j’ai appris à plonger enfant et suis tombée amoureuse des récifs. Avec le temps, je les ai vus s’effondrer – blanchissement des coraux, disparition des poissons, déséquilibre marin. Ces souvenirs, gravés en moi, sont au cœur de mon engagement. Ocean Space et les travaux de TBA21 sont ma façon de rendre la pareille – de créer des endroits où nous ne faisons pas que parler de l’océan : nous l’écoutons aussi, et nous parlons en son nom.

Cette aventure n’a jamais été mon aventure à moi seule. Dès le début, TBA21 a été construit sur des relations pérennes avec des artistes, des chercheurs, des activistes, et des communautés qui partagent un sens profond des responsabilités. C’est un privilège d’avoir cheminé aux côtés d’Olafur Eliasson, de Joan Jonas, de Tabita Rezaire, de Taloi Havini, de Claudia Comte, d’Ernesto Neto, et de bien d’autres figures exceptionnelles, dont l’imagination repousse sans cesse les limites de l’art et de ses accomplissements.

Pour moi, l’art n’a jamais été une simple affaire d’esthétique. Cela a toujours été une question d’éthique : passer de la domination à l’interdépendance, de l’extraction à la régénération, d’un contrôle illusoire à une écoute humble. Ce que nous construisons ensemble ne relève pas uniquement d’une pratique culturelle, mais d’une pratique civique – ancrée dans la solidarité et dans une imagination radicale qui résiste à céder au statu quo.

Affirmer que l’art est un verbe d’action, c’est croire en sa capacité à nous mettre en mouvement – comme les marées font bouger le littoral – en nous sensibilisant, en suscitant notre empathie et en nous poussant à agir. En ces temps de crise planétaire, cette mise en mouvement n’est plus une option. C’est un impératif moral.


Une version courte de cet édito a été reproduit dans le magazine IMPACT n°10 que nous vous invitons à découvrir ici


Portrait © Francis Tsang
Vue de la performance "Ocean Space" des artistes Petrit Halilaj et Alvaro Urbano © Gerdastudio